FB #01 - D'Akron au reste des mondes

Hiver 2029

Le moins qu’on puisse dire c’est que la vie de Delila n’avait pas été une partie de plaisir ces derniers mois. A la solitude s’était rajouté, un sentiment permanent d’insécurité, la faim et maintenant le froid. Il avait bien fallut ça pour qu’elle quitte la banlieue d’Akron où elle s’était cachée de planque en planque dans des quartiers résidentiels presque désert si on exceptait quelques bandes de chiens errants pas toujours commodes. Cependant, elle s’était fait un allié en la personne de Dogo. Cependant le grand dogue allemand avait fini par mourir. Elle ne savait pas s’il s’était empoisonné en buvant une eau polluée près de chez eux ou si c’était une torsion de l’estomac. Elle l’avait trouvé raide au pied de leur caravane qui ne roulait plus depuis des années.
Finalement la neige et le besoin de vêtements appropriés l’avait ramené au centre de la ville voir si elle trouvait plus que dans les penderies qu'elle avait pu faire.
Cela lui avait semblé encore plus désolé, tout s’effondrant au gré des batailles, de la végétation et de ces étranges tempêtes qui ravageaient parfois la ville d’Akron et seulement le centre. Comme si la nature savait que le coeur de la gangrène s’y trouvait. Elle avait cependant discuté avec un voyageur un jour qui lui avait dit qu’il y avait un phénomène similaire dans d’autres grandes villes comme Londres ou Paris. Il lui avait dit que si elle était si curieuse de comprendre ce que ça pouvait être, il fallait qu’elle trouve une entrée. Le plus souvent dans une salle de jeux bien gardée. Mais il doutait qu'on laisse entrer une simple humaine sans aucun pouvoir.
C’est ainsi que finalement équipée d’un anorak, de bottes de neige, d’un bonnet mais pas de gants, impossible d’en trouver nul part, elle s’était retrouvée devant un établissement qui ne payait pas de mine. Elle avait évité le casino à cause de Reiner et la salle des machines à sous au nord d’Akron. Mais il restait ce bâtiment recouvert de tags, dans un quartier où il n’y avait plus aucun commerces à piller. Pourtant il était toujours gardé par un type à la peau bleue. Sauf que ça ne semblait pas être du maquillage et elle n’avait encore jamais vu de Neya changer la couleur d’une peau. Elle savait aussi qu'il y avait un marché étrange à quelques mètres mais elle n'avait jamais été voir.

Son sac à dos contenant ses maigres possessions sur le dos, Delilah avait enfoncé ses mains profondément dans les poches de son anorak pour les protéger du froid mordant. Les doigts de sa main droite étaient serrés sur la crosse de son revolver comme pour se rassurer. Il n'était pas là uniquement pour cela malheureusement. Se servir d'une arme à feu était devenu nécessaire une fois que tout s'était effondré et encore plus une fois qu'elle s'était retrouvée seule.
La jeune femme était de l'autre côté du trottoir faisant face à cette salle de jeux, se demandant encore si c'était une bonne idée. Cependant, elle n'allait pas reculer maintenant qu'elle était là. Elle s'était promis de ne pas le faire. Pas pour elle, mais pour Costa et pour Lucy.
Delilah devait comprendre comment le monde en était arrivé là. Ce n'était pas de la simple curiosité, mais c'était nécessaire pour trouver le moyen de détruire Lana. Elle ne voulait pas simplement la tuer, elle voulait l'écraser, la faire souffrir, lui ôter tout raison de vivre comme cette salope avait fait avec elle en lui enlevant ses amis. Elle écarta aussitôt les images sanglantes qui vinrent à son esprit. Cela suffisait déjà qu'elle revoit les scènes dans ses cauchemars presque toutes les nuits.
Elle se décida à franchir la route défoncée pour se planter devant le vigile. Sa peau bleue l'impressionnait, mais elle essaya de ne pas le montrer.

— On peut jouer ici ? demanda-t-elle d'une voix assurée.

Elle avait appris à ne plus montrer sa peur ni ses appréhensions. Ce monde n'était pas pour les faibles et même sans pouvoir, elle comptait bien être parmi les forts.

Le type avait une capuche sur la tête mais il semblait bien à Delilah qu'il avait également des cornes en boucles, très épaisses sur son crâne. De près, cela semblait encore moins être un déguisement.

— Qu'est-ce que vous voulez jouer ? Demanda-t-il.

Elle sortit la main de sa poche pour fouiller dans celle intérieure de son anorak. Elle lui montra une poignée de billets froissés et un collier avec deux fleurs en émeraudes et diamants. C'était tout ce qui lui restait de sa mère. C'était le seul bijou que son père avait refusé qu'elle vende après qu'ils aient fait faillite parce qu'il savait qu'elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Delilah en avait hérité quand elle était morte du virus.

— ça ira ?

— Pour accéder à la salle de poker oui. Mais si vous voulez gagner autre chose de l'argent, il faudra trouver autre chose.

Il désigna un type qui approchait avec une batte de baseball. De là où elle était, elle ne discernait que son visage en sang, ses cheveux roux, ses tatouages et le fait qu'il soit torse nu en hiver avec un gros médaillon sur le torse ressemblant à un soleil Inca avec quatre pierres vertes.

— Essaie de le convaincre. C'est lui qui gère la salle... Pour le moment.

Visiblement il doutait que cela dure très longtemps autant au ton de sa voix qu'à son regard désapprobateur.

— Il s'appelle Roko. Il n'est affilié à aucun clan.

Delilah rangea argent et bijou dans sa poche et referma son blouson. Elle observa le dénommé Roko. Elle était certaine que le sang sur sa gueule n'était pas le sien et que la batte de base-ball n'était pas là pour le style.
Elle s'avança vers lui en ôtant son bonnet. Ses cheveux longs étaient coiffés en une natte serrée dont s'échappaient quelques mèches encadrant son visage amaigri par les privations.

— Il parait que c'est toi que je dois voir si je veux entrer.

Même si Roko n'était lié à aucun clan - Eveillés ou gangs divers - , elle restait sur ses gardes.

— On m'a dit qu'ici, je pourrais trouver des infos sur les tempêtes et d'autres trucs.

Roko la regarda avec attention des pieds à la tête. Il lui sourit, dévoilant des dents rougies par le sang mais intactes. Ses canines étaient un peu pointue, attirant l'oeil.

— Comme le plaisir et la jouissance absolue... Ouais c'est bien à moi qu'il faut s'adresser, ma jolie.

Il porta la main à son nez qui saignait encore. Ses yeux avaient une couleur étrange, turquoise mais bordé d'un orange rouille qui s'y fondait.

De près, Del le trouvait encore plus louche et effrayant que de loin. Brièvement, elle se demanda qui l'avait frappé pour qu'il soit autant en sang. La couleur de ses yeux l'interpela bien qu'elle n'en voyait pas toutes les réelles nuances.

— Je dois parier quoi pour obtenir des infos ?

Elle n'avait rien à part elle-même. S'il fallait en venir là, elle le ferait. Elle préférerait payer en bossant plus qu'en écartant les cuisses cependant.

Roko soupira et leva les yeux au ciel.

— Ah bordel à queue, encore une qui est branchée sur cette fréquence. Y a plus agréable que les infos dans la vie quand même... Tiens tu veux une info gratuite ? Mieux vaut baiser que chercher la merde, dit il en levant sa batte vers le ciel.

Il lui jeta un oeil. Elle avait pas l'air fraiche. Ou un peu trop sûrement qu'elle craignait le froid.

— Restons pas là, tu vas devenir aussi bleu que le mec qui garde la porte.

Sa vulgarité ne choquait pas Delilah. Si elle avait été élevée par des parents très exigeants sur le langage, l'école publique et la pandémie l'avaient un peu détournée de ce chemin-là. Les derniers mois n'avaient rien arrangé et elle avait entendu bien pire.

— C'est le neya qui l'a rendu bleu et lui a collé des cornes sur la tête ? fit-elle en le suivant.

Elle n'avait jamais vu encore de gens dont le pouvoir avait occasionné des modifications physiques, mais tout était certainement possible.

— Le Neya ? répéta-t-il un peu perdu.

Il laissa trainer sa batte au sol derrière lui, comme si elle était terriblement lourde. Mais à bien y regarder, les deux bouts étaient en métal et sur le manche il y avait comme des runes gravées dans le bois et qui semblaient noircies par la flamme.

— Ah ouais... Le truc que vous vous arrachez dans la tête les uns des autres. C'est vraiment glauque....

Il regarda le videur et lui enleva la capuche.

— Rognard t'es d'où, elle veut savoir la dame.

L'homme bleu les regarda tour à tour avant de remonter sa capuche sur sa tête.

— Donyxe.

Roko se tampona encore le nez du revers de main.

— Tu veux dire d'Onyx ou Donyxe le monde des Centaures et autres bêtes à cornes.

Rognard ouvrit la porte, ne répondant ni à l'une, ni à l'autre des suggestions.

Del resta comme deux ronds de flan en voyant Rognard sans sa capuche. Ce n'était vraiment pas du maquillage, mais elle était encore loin de saisir la vérité, n'imaginant pas une seule seconde qu'il puisse exister d'autres mondes en dehors du sien. Elle crut donc que cette histoire de centaure n'était qu'une plaisanterie et que, même si elle était calée en géographie, Onyx devait être une ville d'Europe ou d'Asie dont elle n'avait jamais entendue parler.
Elle ne cessa de le fixer que lorsqu'il ouvrit la porte.

Roko entra en poussant un long et bruyant soupir.

— De toutes manières l'un comme l'autre ce sont des dimensions de merdeuh. J'comprends que tu préfères garder une porte à la con pour empêcher des bouffeurs de cervelles atrophiées d'y entrer...

L'intérieur de la salle de jeux était plus classe et élégante que l'extérieur. C'est d'ailleurs à cet instant que Delilah, réalisa qu'elle avait vu le bleu de la peau du garde de la porte et celle des yeux de Roko, tout comme la nuance non pas rouge mais orange des cheveux et des yeux de ce dernier.
Il y avait également par endroit des couleurs dans l'établissement qu'elle n'avait jamais vu de sa vie et dont par conséquent elle ignorait le nom.

La jeune femme se figea en regardant les couleurs. Cela lui fit un peu mal à la tête, son cerveau ayant du mal à traiter les informations de ce brusque changement de colorimétrie. Elle se tourna vers Rognard avant qu'il ne referme la porte. Comment n'avait-elle pas réalisé avant ? Il fallait dire qu'elle était vraiment fatiguée et sur les nerfs.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? Ces couleurs... Pourquoi ce n'est pas tout en gris ?

— Ah ouais... Nan mais ça me stresse vos trois couleurs et ses nuances. Le boss déteste que je fasse ça, soupira Roko. Il va falloir que je répare ça tout à l'heure.

Mais on sentait bien à sa voix que c'était vraiment pas une urgence pour lui. Il lui jeta un coup d'oeil.

— A l'origine, je me demande de quelle couleur sont tes yeux. Tu permets que je touche un peu la marchandise ? demanda-t-il en avançant ses mains, bandées sur les paumes mais pleines de sang vers elle.

Delilah recula d'un pas, se retenant tout juste de sortir son flingue.

— Qu'est-ce que tu vas me faire ? demanda-t-elle avec plus d'agressivité qu'elle l'avait escompté.

Ce n'était pas tant le sang sur ses mains que le fait qu'il la touche qui l'avait fait se reculer. Plus personne ne l'avait touchée, même pour serrer une main, depuis des mois à part Dogo. Le dernier humain qui s'y était essayé avait fini avec une balle dans la cuisse.

— Qu'est-ce que t'as envie que je te fasse ? Demanda-t-il avec un sourire dévoilant encore ses jolies petites canines.

Il regarda le couloir où ils étaient.

— Parce que te méprends pas mais moi je suis pas sectaire... Tant qu'il y a quelque chose qui s'apparente à un vagin, je suis partant. Mais s'il y a un vagin ET un pénis, là je ne suis plus d'accord. Je pense que dans la vie, il faut choisir. Et le combo sein-pénis, je ne suis pas pour non plus. Je sais que certains choisissent pas d'avoir les deux identités, c'est parfois même une question de survie pour leur espèce mais moi vivant, je me prendrais jamais une bite dans le cul. JAMAIS !

On pouvait lui reprocher de retourner sa veste à la moindre occasion mais Roko était fier d'avoir malgré tout au moins un principe dans la vie auquel il ne dérogeait jamais.

— Viens on va dans mon bureau, ça te laisse le temps de réfléchir si t'as envie que je te mette en couleur ou que je te mette autre chose. Les deux sont possibles bien entendu, mais si possible pas en même temps parce que ça me déconcentre.

Del se demanda où elle était tombée. Ce type était vraiment étrange, même si son discours était bizarrement censé : elle non plus, elle n'aimerait pas se prendre une bite dans le cul.
Costa aurait dit que suivre un type pareil dans son bureau, c'était de la folie et elle partageait cet avis. Néanmoins, elle lui emboita le pas, ouvrant son anorak parce qu'il faisait trop chaud. Le poids de son arme dans sa poche droite la rassurait. La folie était peut-être tout ce qui lui restait pour atteindre son objectif.

Ils arrivèrent dans un bureau surplombant la salle de jeux avec une vitre fumée.
Le mobilier était assez moderne et élégant mais il y avait des parasites à cette déco. A commencer par les posters de filles dans des positions dévoilant tout de leur vulve mais d'autres où c'était des femmes renardes typiquement asiatiques qui se faisaient prendre en levrette. Il y en avait vraiment beaucoup. Et au centre de la pièce, il y avait une petite table avec un jeu d'échec où la partie avait été entamée.
Roko se laissa tomber dans le siège de bureau et s'amusa à tourner.

— Tu sais faire l'infirmière ? lui demanda-t-il en montrant son nez.

Del avait grimacé en voyant tous les posters. Cela ne faisait que confirmer que ce type était un obsédé.
Elle fit glisser son sac à dos pour le poser contre une chaise devant le bureau.

— C'est dans mes cordes.

La vue du sang ne lui avait jamais fait peur, même le sien. Aujourd'hui, néanmoins, cela lui rappelait trop celui de Lucy sur la moquette du salon et celui de Costa presque au même endroit, plusieurs mois plus tard. Elle l'avait trouvé baignant dans son sang, le crâne ouvert. Elle se rappelait très bien avoir passé un temps fou dans la salle de bain à nettoyer ses mains imbibées du sang de son meilleur ami.

— Tu as une trousse à pharmacie ?

Il la regarda un moment cherchant à comprendre ce que cela pouvait vouloir dire. Il comprenait les deux mots séparés. Il avait déjà vu une trousse. Bell avait une trousse où elle rangeait ses crayons pour les yeux et son tube de rouge à lèvres. Elle en avait une autre pour ses stylos à écrire cette fois. La pharmacie c'était l'endroit où on pillait pour récupérer des medicaments pour le mal de tête ou de ventre.
Une trousse à pharmacie signifiait peut être une trousse dans laquelle on rangeait de quoi fracasser un magasin pour vider sa réserve.

— Euh ouais... Mais je préférerais que tu me soignes avant, dit il en mettant sa tête en arrière sur le fauteuil.

Fort heureusement pour Delilah, elle repéra un petit meuble blanc avec une croix en rouge derrière le bureau.

Débile. C'était bien ça.
Elle fit le tour du bureau en le gardant à l'oeil. Elle n'avait pas enlevé son anorak, voulant garder son flingue à portée de main. Elle ouvrit l'armoire à pharmacie pour y prendre du désinfectant et du coton et se positionna à côté de lui.

— Ton nez est pété ou pas ? demanda-t-elle en commençant à nettoyer le sang sur son visage pour avoir une meilleure vision des dégâts.

— Non. Il est naturellement comme ça. Mais il se remettra tout seul s'il est un peu dévié. J'aimerai juste que ça arrête de pisser le sang, c'est pénible.

Il continuait de tourner d'un côté et de l'autre en regardant le plafond.

— C'est quoi ton nom ?

Elle arrêta le fauteuil brusquement.

— Arrête de bouger, soupira-t-elle, agacée.

Elle tamponna son nez avec le coton pour absorber le sang.

— Del. C'est comme ça que je m'appelle.

Elle n'avait jamais aimé son prénom en entier : Delilah. Seuls ses parents l'appelaient ainsi, ou les parents de ses amis. Pour tous les autres, elle était Del. Quant à son nom de famille, il ne signifiait plus grand chose.

— Il est à toi l'ordinateur alors ? Demanda-t-il en désignant l'écran sur le bureau où était inscrit "Dell" dessus.

Il y avait tellement de truc étrange dans le monde des humains. Il la regarda autant que sa position lui permettait. Il tendit une main pour essayer de lui toucher un sein au passage.