FB#01 Ethel - Paris

Paris, juillet 1910


— Oh là ! Mademoiselle ! Vous allez passer par-dessus bord comme ça !

Il était vrai qu’Ethel s’était dangereusement penchée sur la rambarde en métal du Pont des Arts pour observer la Seine. Elle était presque à l’horizontale, les pieds bien loin du sol, et elle se tordait le cou en essayant de voir sous le pont.
La jeune femme tendit sa main gantée vers l’homme, paume en avant, pour lui intimer de ne pas bouger.

— Tout va bien ! fit-elle en relevant le visage vers lui.

L’homme la regarda d’un air dubitatif, autant à cause de sa position que de l’étrange paire de lunettes qui lui mangeait le visage. La monture en métal couleur laiton était un peu épaisse pour ses traits délicats et le verre du côté droit était complété par un assemblage de plusieurs lentilles mobiles de tailles et de couleurs différentes.

— Tout va très bi…

Ethel cria alors qu’elle basculait en avant malgré elle, battant des pieds et agitant ses jupons. L’homme la rattrapa de justesse en accrochant la veste assortie à sa robe. Si le minuscule chapeau qu’elle portait n’était pas fermement épinglé à ses cheveux, il aurait basculé dans l’eau. Une fois sur ses pieds, elle se redressa, bien droite dans son corset, et fit glisser ses lunettes sur son cou. Heureusement, elles aussi étaient retenues par un cordon pour éviter qu’elle ne les perde par inadvertance. Elle était parfois si distraite !
Elle remercia son sauveur brièvement et tourna aussitôt les talons en souriant comme si elle n’avait pas failli tomber tête la première dans la Seine. De son petit sac, elle sortit une carte de Paris et entoura le Ponts des Arts avec enthousiasme. Il y avait du luminosable ici, elle l’avait parfaitement vu malgré la faible quantité. Il s’était niché dans les recoins des arches métalliques et ne serait pas facile à récupérer. Intérêt 1, difficulté 3 ou 4, estima-t-elle.

Ethel Winch était arrivée la veille à Paris avec son maître, Philéas Grant.
Cela faisait 7 mois qu’ils avaient quitté le monde d’Aéthéria et l’Empire d’Iverson. La Terre était la 4e réalité qu’ils visitaient. Ethel ignorait si Maître Philéas établissait leur feuille de route à l’avance ou si leurs destinations n’étaient que le fruit du hasard. Ce n’était jamais elle qui utilisait le Passeur, mais toujours son maître. Il ne lui avait expliqué que brièvement son fonctionnement, et uniquement pour rentrer à Aéthéria. Si cela avait été frustrant de ne pas avoir pu mettre son nez dans les plans de ce merveilleux dispositif, Ethel avait ravalé ses questions. Les réponses viendraient en temps et en heure. Après tout, malgré ses propres talents, elle n’était encore qu’une apprentie et elle n’arrivait pas à la cheville du génie qu’était Philéas Grant, le plus grand inventeur de l’Empire !
De toute façon, Ethel avait bien mieux à faire : la recherche du luminosable était sa priorité absolue. Il en allait de l’honneur de l’admirable Maître Philéas, de sa réputation en tant que meilleur scientifique de l’Empire, mais aussi de sa place à l’Académie Impériale et peut-être bien de sa vie, ou du moins, de sa liberté. Sans compter des sentiments de la Reine à son égard.
Par chance, la Terre semblait particulièrement riche en luminosable, à moins que ça ne soit Paris. Le Sabulomètre – autre invention génialissime de son maître – s’affolait depuis leur arrivée, la guidant invariablement vers la précieuse poudre dorée volatile et invisible sans ses verres spéciaux.  Parfois, ce n’était que pour découvrir des reliquats planqués comme de la poussière sous un tapis, comme celle du Pont des Arts. Parfois, elle avait la chance de trouver un filon, comme un peu plus tôt devant la cathédrale Notre-Dame. En un peu moins d’une journée, elle avait déjà repéré de quoi remplir le tiers de ses objectifs et cela la faisait sauter sur place comme une enfant.
Il fallait dire que les excursions dans les précédents mondes ne s’étaient pas déroulées aussi bien. Ils n’avaient rencontré presque que des problèmes. Les différences de culture dont Maître Philéas se souciait peu – mais c’était tout à fait pardonnable, un génie tel que lui ne pouvait pas toujours faire attention aux autres -, le climat capricieux ou encore de fâcheux problèmes de digestion suite à un plat épicé avaient rendu le voyage quelque peu périlleux. Et que dire des Sables d’Or où on avait voulu les jeter en prison avant de les donner aux terribles fourmix gluants et plein de pattes ! Tout cela parce que Maître Philéas avait fait des avances sans le savoir au chef de la tribu qui les accueillait ! Ces gens n’étaient vraiment pas tolérants avec les étrangers. Ethel avait pourtant bien essayé de leur expliquer que tuer Maître Philéas serait une perte pour l’Humanité et l’ensemble des réalités, mais ils n’avaient rien voulu entendre. Heureusement, les gardes avaient été fort peu précautionneux et son maître avait réussi à crocheter la serrure pour qu’ils puissent récupérer le Passeur et changer de monde avec toutes leurs affaires. Dans leurs mésaventures, ils avaient malgré tout pu récolter le précieux luminosable, mais les quantités étaient effroyablement ridicules.
La Terre était plus accueillante et Ethel se réjouissait de voir qu’elle était très similaire à sa réalité natale, si on exceptait l’avancée technologique et le fait que les Sciences n’étaient pas au cœur de sa civilisation. Même la mode vestimentaire était similaire. Sa robe de voyage, plus pratique que ses habituelles robes à tournure qu’elle affectionnait pourtant beaucoup, ressemblait aux tailleurs-jupes que portaient les Françaises et lui permettait de se fondre dans le paysage. Si elle avait du temps, elle pourrait peut-être ramener quelques patrons qui raviraient ses sœurs.

Une petite boule rousse bondit sur son épaule et la jeune femme sursauta, s’empêtrant dans la carte qu’elle avait totalement déplié tout en marchant.

— Mais ! Mais ! Fichue carte !

Elle réussit à la plaquer contre ses jupes dans un bruit de papier froissé et regarda l’écureuil sur son épaule. Il agitait sa grande queue en panache et ses petites oreilles surmontées d’un long pinceau de poils soyeux se tournaient en tous sens.

— Nemo ! Tu m’as fait peur. Regarde ma carte maintenant. Elle est toute chiffonnée.

Ethel s’employa donc à la déplier sur le parapet pour la lisser et la replier avec application, en suivant les plis déjà existants. L’écureuil quitta son perchoir pour s’installer à côté et l’observer faire.

— Où étais-tu passé ? J’en ai encore trouvé, juste là, sous le pont, répondit-elle en désignant l’endroit où elle se trouvait quelques minutes plus tôt.

Le familier ouvrit grand les yeux. Sous le pont ! Comment l’avait-elle repéré ? A tous les coups, on avait évité la catastrophe de peu. Son enthousiasme naturel la rendait bien trop souvent inconsciente des dangers qu’elle encourait ou provoquait.

— Bon, c’est une très faible quantité, mais quand même. On ne peut pas se permettre de passer à côté. Bien sûr, ça ne sera pas facile de le récupérer. Il faudra une barque, une échelle, une corde peut-être, commença-t-elle à dire à toute vitesse en comptant sur ses doigts. Je sais, je sais, il vaudrait mieux en trouver de plus facile à récupérer, mais plus on en ramasse, mieux c’est, non ?

Elle finit de plier sa carte et soupira.

— On a ramené à peine un demi-bocal des Sables d’Or ! Maître Philéas en a besoin de beaucoup plus. Beaucoup plus ! s’emporta-t-elle en ouvrant les bras.

On commençait à la regarder étrangement, à la voir s’agiter et parler toute seule. En dehors des Aéthériens, personne ne voyait Nemo. De toute façon, on se serait également posé des questions sur sa santé mentale en la voyant discuter avec un écureuil. C’était d’ailleurs un peu ce qui s’était passé à Prechaun, la première réalité qu’ils avaient visitée, avant qu’ils ne comprennent ce qui se passait.

— Bon, allons à la tour Eiffel maintenant.

Ethel voulait absolument voir cette structure de métal. Elle était persuadée que sa forme et les matériaux utilisés faisaient d’elle un point de récolte parfait. A distance, elle ne pouvait pas être certaine qu’il y ait bien du luminosable là-bas, mais elle avait établi tout un argumentaire à Nemo sur le sujet depuis ce matin. C’était pour aller à ses pieds qu’ils avaient quitté l’hôtel, mais force était de constater qu’ils avaient fait de très nombreux détours au rythme des indications du Sabulomètre vu que le déjeuner était passé depuis longtemps.
Elle regarda l’heure sur la petite montre à gousset attaché à la poche poitrine de sa veste.

— Presque 4 heures ? On va être en retard !

Elle rangea la carte précipitamment dans son sac et partit en trombe, oubliant la tour Eiffel. Elle s’arrêta au bout de quelques mètres et se donna une tape sur le front.

— Mais non ! Pas par là ! fit-elle en faisant brusquement demi-tour.

Nemo la regarda passer dans l’autre sens devant lui à toute vitesse et rentra la tête dans les épaules quand elle bouscula des passants. Elle s’excusa d’une révérence rapide, s’emmêla les pieds, perdit l’équilibre avant de se reprendre et éviter la chute et repartir aussi vite en criant que tout allait bien.
Il s’élança pour courir sur le parapet et bondir sur son épaule avant qu’elle ne soit trop loin. Ethel n’était pas bien grande, mais elle était rapide, surtout quand elle avait une idée en tête et être ponctuelle pour le thé avec Maître Philéas était aussi important que sa quête du luminosable.

L'hôtel des Trois Lunes était à la point de l'île de la Cité. Invisible pour ceux qui n'étaient pas invités, il semblait incroyable pour Ethel. Sa structure allaitait le métal à l'art déco, alternant vitraux colorés représentant des arbres ou des nymphes avec des alcoves travaillées sous forme de branches ou de racines. Devant la porte se trouvait Alfred en costume rouge sombre. Il fumait une cigarette guettant les visiteurs qui ne manqueraient pas d'arriver pour le grand diner de ce soir.

Ce genre mais avec des vitraux et plus d'alcôves.

Ethel ne savait pas comment Maître Philéas avait trouvé cet hôtel, mais c'était le lieu idéal pour séjourner dans cette réalité. Les vitraux étaient une merveille de délicatesse, lui rappelant ceux de la grande bibliothèque de l'Académie impériale et elle était tombée sous le charme de l'architecture des alcôves. Demain matin, elle devait absolument prendre le temps de les dessiner pour en garder souvenir.
Alfred la vit arriver presque en courant et ralentir sur les derniers mètres en sautillant. Elle lissa ses jupes rapidement, vérifia que son chapeau était bien en place sur sa tête et se redressa un peu. Ses joues rouges détonnaient sur son teint habituellement pâle et elle avait le souffle court.

— Bonjour, cher monsieur, fit-elle à Alfred avec un large sourire.

— Mademoiselle Winch, dit il avec son accent français.

Il s'inclina pour lui ouvrir la porte.

— Nous vous avons fait livrer votre tenue pour le dîner de ce soir dans votre chambre, annonça-t-il en parlant parfaitement la langue d'Ethel malgré l'accent. Nous aurons l'immense privilège de ce recevoir la cantatrice Kinar de l'Empire des 8 sens. C'est la première fois qu'elle se produira aux Trois Lunes.

Ethel appréciait grandement les manières d'Alfred. Chez elle, elle n'avait jamais eu l'occasion d'aller dans un établissement aussi beau et luxueux, ni les moyens, et ce n'était pas dans les autres réalités qu'elle aurait trouvé un tel standing. Sans compter qu'il parlait sa langue et que c'était très agréable, même, ou surtout, avec ce petit accent fort charmant.

— Oh, c'est très aimable à vous. J'avais une robe, vous savez ? Une belle robe, je veux dire.

Elle avait des étoiles plein les yeux à l'idée de la soirée qui s'annonçait. En dehors du gala de l'Académie, elle fréquentait plus son atelier que les soirées mondaines. Et encore n'avait-elle pas été au dernier, trop occupée à travailler sur l'automate de Maître Philéas ! Ce n'était pas comme si elle avait manqué à quelqu'un de toute façon. Elle n'avait aucun galant et personne ne voulait danser avec celle que tout le monde appelait "la casse-pied", au sens propre. Ce qui était un peu triste car Ethel aimait danser malgré tout et elle s'était retrouvée à apprendre la valse à l'automate. Comment aurait-elle pu deviner qu'il allait entrainer ses victimes dans cette danse jusqu'à l'épuisement ? Entre autres, parce qu'il avait démontré beaucoup d'imagination pour mettre la ville sens dessus dessous.

— Vous serez libre du choix mais nous fournissons toujours à nos invités ce qui se fait de mieux et de plus adapté à leur beauté, dit il alors qu'elle entrait dans le hall. Maitre Philéas vous attend pour le thé avant vos préparatifs. Dans le petit salon sur votre gauche, la grande salle est occupée.

Il n'y avait que quelques tables et elles étaient toutes libres à cette heure. L'ambiance boisé et art nouveau se disputait à d'immense bibliothèques en métal. Au centre de la pièce se trouvait un aquarium tubulaire où nageait une sirène qui passait visiblement entre la seine et son monde.



— Ah, Ethel ! dit Philéas en la voyant approcher.

Il était assis à table avec le journal de Paris.

Elle quitta la sirène des yeux et le rejoignit.

— Je ne suis pas retard ? Non, je ne suis pas en retard, fit-elle en vérifiant à sa montre.

Elle avait toujours les joues rouges d'avoir couru, mais avait retrouvé son souffle.

— Avez-vous passé une bonne journée ?

Ils ne s'étaient pas vus depuis le petit déjeuner.

— Très intéressante, ma chère, vraiment très intéressante.

Son familier était couché à ses pieds. Le guépard regarda l'écureuil avec un mélange de considération et d'indifférence assez étrange. Mais Philéas avait également tendance à respecter les autres tout en oubliant qu'il était face à des êtres doués de sentiments.
Il se leva pour lui tirer sa chaise avant de reprendre place.

Elle le remercia et s'installa, Nemo sautant sur la table. Pour sa part, l'écureuil observait Maître Philéas avec un grand respect.

— Vous serez ravi de savoir que j'ai trouvé du luminosable. Au moins assez pour remplir un bocal.

Elle sortit la carte de son sac fièrement.

— J'ai remarqué qu'il avait tendance à se fixer sur les structures métalliques des ponts et des batiments. Et la tour Eiffel me direz-vous ? Après tout, c'est le plus grand édifice métallique de la ville. Et bien, je n'ai pas eu le temps de m'y rendre. Pourtant, c'était mon objectif du jour et je suis bien embêtée de ne pas l'avoir rempli, mais j'ai tout de même trouvé dix... non, onze endroits où récolter du luminosable. Je ne me suis pas tournée les pouces. Pourtant, Paris est une très belle ville et prête à flâner, vous ne trouvez pas ? C'est si charmant. Bien plus que le désert et leurs cachots.

Elle avait parlé très vite, comme à son habitude, et si elle s'était arrêtée, c'était pour reprendre son souffle.

— Merveilleux.Mer-veilleux.

Philéas avait cette tendance à répéter les mots en les décomposant la seconde fois.
Il lui adressa un sourire en ligne droite. Il ne souriait jamais avec les lèvres montant vers le haut ce qui fait que souvent on croyait qu'il ne souriait pas alors qu'à bien y regarder sa bouche s'étirait bien mais sans que les commissures ne pointent vers les hauteurs de son visage.

— Ce soir, vous verrez des gens de tous horizons. Tous Hori-zons.

Ethel lui rendit son sourire. Elle aussi s'était méprise au début, mais cela faisait maintenant plusieurs années qu'elle était son apprentie, et elle avait appris à reconnaître cette expression pour ce qu'elle était. Parfois, elle se demandait s'il souriait différemment quand il était avec la reine Aléthéa. Elle ignorait depuis quand ils étaient amants, mais il devait bien afficher une autre expression avec elle, non ?
Elle secoua la tête pour se reprendre. Il était très inconvenant de penser à ce genre de choses qui ne la concernaient absolument pas. Et de les imaginer encore pire ! C'était la vie privée de Maître Philéas et de Sa Majesté la Reine ! Elle pouvait tout à fait les soutenir dans leur romance secrète, mais cela s'arrêtait là.
Elle se reprit, se redressant un peu. Philéas avait l'habitude de la voir passer d'une idée à l'autre, mais il était heureux qu'il ne sache lire dans les pensées.

— Je n'ai pas assisté à une soirée depuis longtemps. Je suis vraiment, vraiment ravie que vous me laissiez cette opportunité. Je vous promets de ne pas danser.

Et de ne pas se promener avec un verre de punch. Il finirait immanquablement sur quelqu'un.

Philéas hocha la tête en servant le thé.

— Il vaudrait mieux que nous ne nous fassions pas trop remarquer. Peut être rencontrerons nous une rêveuse ou un rêveur lors de cette soirée.

Ethel prit un biscuit pour le donner à Nemo, puis ôta les épingles qui retenaient son petit chapeau décoré de rubans et le déposa délicatement sur la chaise à côté d'elle. Elle y tenait beaucoup. C'était l'un de ses frères, chapelier de son état, qui le lui avait fait spécialement pour son 25e anniversaire.
Comme toujours, des mèches de cheveux bruns s'étaient échappées de sa coiffure. Elle avait beau mettre un soin particulier à son chignon, cela finissait invariablement de cette façon, comme si ses cheveux rêvaient de liberté.

— Un Rêveur ? demanda-t-elle avec intérêt.

A la façon dont Maître Philéas en avait parlé, ce n'était pas une expression, mais plus une fonction ou un titre.

— Oui. Ce sont eux qui savent utiliser le luminosable pour en faire des réalités et des mondes. Mais j'ignore vraiment tout de ce processus. N'est-ce pas fascinant... Oui Fa-sci-nant !

Il ajouta un sucre dans son thé et observa l'endroit.

— Le récolter c'est une chose, le saupoudrer et donner vie à mes créations... La raison de toute mon existence mais je suppute qu'il existe plus grand, Mademoiselle Winch, bien plus grand...

Ses yeux brillèrent d'exaltation.

— Fabriquer des réalités et des mondes... répéta-t-elle d'un air pensif.

Philéas la connaissait bien pour savoir qu'il n'avait qu'à faire un court compte à rebours avant de la voir s'enthousiasmer sur la question. D'ailleurs, elle sortit son petit carnet et son crayon pour prendre des notes.

— Ce serait donc à cela qu'il servirait initialement ? Mais comment cela fonctionne ? Comment ces gens, ces Rêveurs comme vous dites, le manipulent-ils ? Cela ne nous dit pas encore d'où il provient, mais cela expliquerait pourquoi on en trouve dans toutes les réalités et que ce soit toujours le même. Peu importe le monde, nous n'avons pas trouvé de différence dans sa composition ou sa densité, n'est-ce pas ? Il n'y a que les quantités qui différent, mais pourquoi ? Pourquoi certains mondes en regorgent et d'autres non ?

Elle releva les yeux vers lui, faisant tressauter son crayon sur ses lèvres rose pâle.

— Ses propriétés d'animation de nos... vos créations, corrigea-t-elle immédiatement bien qu'elle aussi créait de nombreux automates que Philéas animait avec le luminosable. Cela aurait donc un lien avec sa fonction première ? Et... le Réalitarium !

Cela éclairait d'un jour nouveau le grand projet de Maître Philéas qu'il avait promis à Sa Majesté : le Réalitarium. Cette invention extraordinairement ingénieuse était un mélange des planétarium et des sphères armillaires qui représentaient le ciel et les systèmes planétaires, mais en beaucoup, beaucoup plus grand. Et surtout, ce n'était pas les planètes de leur système solaire qui y seraient exposées, mais les différentes réalités. Des dizaines et des dizaines de réalités dont les images seraient recréées dans des sphères de verre grâce au luminosable récolté dans chacune d'entre elles. Les visiteurs se promèneraient au coeur du dispositif en mouvement constant pour découvrir des paysages merveilleux. Les yeux d'Ethel brillaient rien qu'à l'imaginer. Le prototype miniature qui trônait chez eux, dans l'atelier, était déjà une merveille, mais bien évidemment, seules des images d'Aéthéria y étaient représentées.
Elle ignorait comment l'idée était venue à Maître Philéas. Elle s'était absentée trois jours pour rendre visite à l'une de ses soeurs qui venait d'accoucher et quand elle était revenue, il lui avait montré la première sphère contenant une image de la capitale. C'était tellement différent des photographies : les couleurs étaient fidèles à la réalité et tout était si vivant ! C'était si beau qu'elle ne s'étonnait pas que Maître Philéas veuille offrir une version interdimensionnelle à la Reine ! Aucun pays de leur monde ne posséderait une telle chose. Ce serait le joyau de l'Exposition Universelle ! Avec cela, son maître rentrerait dans l'Histoire à coups sûrs et on oublierait vite ce malheureux incident avec l'automate fou. Il serait enfin reconnu comme le plus grand scientifique du siècle !



Dans l'idée, je vois quelque chose ressemblant à ça, avec les sphères de verre se déplaçant grâce aux cercles de métal, avec la sphère d'Aéthéria au centre. Une rampe permettrait aux gens de voir toutes les réalités de près.
En gros, il faut retenir : des anneaux de métal et des sphères de verre

Comme toujours Philéas avait décroché depuis longtemps. Il se contenta de quelques "huhuhum" et de "assurément" avant de finir sa tasse.

— Savez vous qu'ils serviront de la pintade ce soir ? C'est un animal qui ressemble à une autruche mais en plus petit je crois. La chaire est ferme et savoureuse. Elle sera servie avec des pommes grenailles. Je ne sais pas ce que c'est mais ça sonne agréablement à l'oreille. Gre-naille.

Ethel reposa carnet et crayon pour touiller doucement son thé. Elle reposa sa cuillère dans la soucoupe et leva sa tasse avec les deux mains.

— Cela donne envie, tout à fait.

Pour sa part, elle préférait le sucré, la faute sans doute aux pâtisseries maison de sa mère. Peut-être y aurait-il un dessert inédit ce soir ?

— Bien, bien. Je vous laisse aller vous préparer. Il faudra faire sensation ce soir. Je ne doute pas que ce soit le cas, précisa-t-il. Mais cela demande de la préparation.

Il attendit cependant qu'elle se lève pour en faire autant afin de la laisser quitter la pièce la première comme se voulait la politesse.
Ethel put regagner sa chambre en prenant un ascenseur tournoyant où la cabine donnait la sensation d'être plongé au coeur d'un véritable kaléidoscope.
La pièce où elle dormait était assez grande dans des teintes vert d'eau et bois d'acajou. Le style des meubles étaient typiquement Art Nouveau.

Ce genre

La toilette pour la soirée était suspendue près de sa coiffeuse.

Ethel posa son chapeau sur la commode et son sac sur la banquette. Elle déboutonna la veste de sa tenue, dévoilant un corsage blanc fermé au col par une broche en forme de libellule.
Nemo sautilla jusqu'à la coiffeuse pour observer la robe en même temps qu'elle.

— C'est bien trop beau pour moi, fit-elle avec admiration.

Ethel osa à peine toucher l'étoffe tellement elle lui semblait somptueuse et délicate. Elle venait d'une famille très modeste, où les vêtements passaient d'un enfant à l'autre par souci d'économie. Ce n'était qu'en entrant au Collège royal grâce à une bourse qu'elle avait pu avoir ses premiers vêtements neufs et sa toute première robe à tournure à la mode. Encore aujourd'hui, elle n'avait pas beaucoup d'argent, étant rétribuée pendant son apprentissage par les derniers de son maître ou par les subventions de l'Académie. Ses tenues étaient toutes réalisées par deux de ses soeurs, couturières de métier, ce qui lui permettait d'acheter de plus beaux tissus que si elle avait du payer aussi le tailleur. Quant à ses tenues pour le gala de l'Académie, elle les louait. Alors, jamais elle n'aurait pu se payer une aussi belle robe.
La coupe et le style étaient bien différents de ce dont elle avait l'habitude. Dans son monde, la mode était aux nombreux jupons, aux tournures et aux corsets. Ici, les silhouettes féminines étaient visiblement plus libérées et cela l'embarrassait un peu. Ethel n'était pas très grande et son corps était loin d'avoir des courbes voluptueuses. Elle était tout en délicatesse, avec des hanches fines et une poitrine modeste que son corset habituel permettait de rendre un peu plus volumineuse.
Elle jeta un oeil vers sa malle de voyage. Comme elle l'avait dit à Alfred, elle avait emporté une robe de soirée, mais elle serait certainement bien plus terne et modeste comparée au bijou qu'il lui avait fourni.

— Toi aussi, tu penses que je dois l'essayer ? demanda-t-elle à l'écureuil qui sautillait sur place pour lui faire oublier la robe dans la malle.

Ethel se déshabilla après s'être fait couler un bain. A force de courir partout, elle avait eu chaud et il ne serait pas convenable d'assister à une soirée en sentant la sueur. Elle plongea dans la baignoire en chantonnant et ses pensées se tournèrent vers le luminosable et ce qu'elle avait découvert aujourd'hui, repassant tout en revue à haute voix, se parlant autant à elle-même qu'à Nemo, ce qui revenait quasiment au même finalement.
Ce fut l'écureuil qui la pressa de sortir de son bain si elle ne voulait pas être en retard. Plusieurs minutes plus tard, elle s'observait dans le grand miroir de sa chambre.
La robe semblait avoir été taillée pour elle. La grande jupe de soie bleue ciel était d'une légèreté comme elle n'en avait jamais portée et cela lui parut étrange de ne pas avoir plus d'un seul jupon, et encore celui-ci était-il en mousseline et à peine perceptible. La poitrine était mise en valeur par des plis de soie crème qu'on retrouvait sur les manches. Deux pièces d'un bleu plus foncé rappelant un gilet ou une veste très serrée à longs pans partaient des épaules pour passer sous les seins où elles étaient fixées par des attaches avant de descendre presque jusqu'au bas de la robe. Cette partie autant que la jupe étaient brodées de fil doré et de petites perles chatoyantes. Enfin, sur la poitrine avait été fixé une décoration en forme de libellule en or blanc et émail d'une beauté sans pareille. Ethel était ravie de l'attention, elle qui adorait cet insecte au point d'avoir créé ses premiers automates sous cette forme.
Une paire de chaussures à talons et une autre de longs gants assortis avaient été fournis avec et elle les passa avec ravissement.
Se coiffer fut un peu plus compliqué. Ses cheveux fins avaient toujours du mal à tenir malgré les épingles et elle dut s'y reprendre à plusieurs fois. Elle avait bien conscience qu'il ne faudrait pas longtemps pour que les mèches rebelles s'échappent de sa coiffure, mais ce n'était pas comme si elle avait le choix.

— Et bien, me voilà prête, fit-elle en posant ses poings sur ses hanches en se regardant dans le miroir.

Elle ôta aussitôt ses poings de là où elle les avait mis, entendant encore sa mère lui répéter que ce n'était pas une position très élégante pour une jeune dame.



avec ça sur le bustier :

Pour se rendre au dîner, Ethel dût reprendre l’ascenseur kaléidoscope. Une fois en bas, Alfred fit coulisser la grille et lui tendit la main pour qu’elle puisse sortir.

— Mademoiselle Winch, vous êtes ravissante, si vous me permettez le compliment, dit il respectueusement.

Maitre Philéas l’attendait également dans le hall. Il était en compagnie d’une très belle femme aux cheveux blonds. Sa chevelure flottait librement sur ses épaules, un diadème assez simple mais qui semblait entièrement réalisé en nacre les retenant légèrement en arrière. Sa robe était entièrement transparente et le tissu était la soie la plus fine qu’Ethel n’eut jamais vu. Des reflets d’or sous forme de scintillement attirait le moindre éclat de lumière de la pièce. Ses seins et son sexe n’étaient dissimulés que sous un fin tissage de chaines d’or.

— Oh ! Mademoiselle Winch ! Laissez-moi vous présentez la princesse Georgia… C’est elle qui régnera sur les océans, dit il visiblement admiratif.

A moins que ce ne soit sa tenue qui le captiva à ce point. Georgia se tourna vers Ethel et lui adressa un sourire chaleureux et bienveillant.

— Je suis enchantée de faire votre connaissance. Je n’avais jamais rencontré des membres de votre royaume avant ce soir, dit elle d’une voix grave et veloutée.

Ethel resta un moment silencieuse, ce qui ne lui arrivait que rarement, subjuguée par la femme qui se trouvait devant elle. Un peu choquée et embarrassée aussi par sa tenue. Jamais encore elle n'avait vu quelqu'un d'aussi peu couvert ! Selon les critères de son monde, c'était même indécent.

— En... Enchantée, Votre Altesse, se reprit-elle en bafouillant, exécutant une révérence en espérant ne pas marcher sur sa robe en se relevant.

Elle leva les yeux vers la princesse des Océans. Elle était vraiment très belle, peut-être même plus belle que la reine Aléthéa.

— Accepteriez vous de venir à ma table ? Leur demanda-t-elle. J'ai très envie que vous me parliez de la faune aquatique de votre monde.

Philéas lui proposa son bras et de l'autre côté à Ethel. Il se pencha pour lui murmurer à l'oreille "Vous êtes superbe, ma chère, su-perbe !". Ils entrèrent dans la salle principale qui avait bien changée.
Une scène de music-hall avait été dressée avec un décors superbes représentant Paris à l'exposition universelle avec des éléments en verre teinté, des lumières flottantes et des plantes luminescentes venues d'un autre monde. Les tables étaient dressées pour six personnes à chaque fois avec des fauteuils en velours prune très confortable.
Il y avait déjà quelques invités dont des hommes en costumes noir et or, portant un masque de cuir sur leurs yeux et arborant un nez pointu en mental. Ils semblaient attirer la méfiance des autres tables.

Ethel avait légèrement rougi au compliment de Maître Philéas. Elle le trouvait très élégant lui aussi, mais n'eut pas l'occasion de le lui dire. Si elle pouvait se montrer volubile dès qu'il s'agissait de sciences, elle perdait ses moyens pour un simple compliment sincère. C'était d'autant plus compliqué avec Maître Philéas. Elle lui vouait une admiration sans bornes depuis leur première rencontre, peut-être même avant, lorsqu'elle avait lu ses travaux pendant ses études. Et cette admiration s'était transformé en un sentiment amoureux qu'elle gardait précieusement secret. Jamais elle n'avait rien espéré de sa part cependant. Il était tellement merveilleux alors qu'elle, elle était souvent une catastrophe ambulante ! Elle n'oserait jamais pensé qu'il puisse la voir autrement que comme son apprentie, à la rigueur une égale un jour. Elle n'avait pas ce désir-là, ni même le désir physique de le toucher sans ses gants. L'aimer platoniquement lui convenait parfaitement et c'était avec sincérité qu'elle soutenait sa relation avec la reine.

— C'est merveilleux, fit-elle en observant les lieux.

Les plantes attirèrent son regard autant que les lumières flottantes. Dans son petit sac assorti à la robe, elle avait glissé ses lunettes spéciales et le sabulomètre par réflexe. Elle ne s'en séparait jamais, ces deux instruments étant bien trop précieux.

— Comment cela fonctionne-t-il ? fit-elle pour elle-même en se concentrant sur les lumières flottantes.

— Ce sont des Aurora, dit Georgia. Des organismes vivants, ils réagissent à la musique et à la voix. Vous verrez c'est très beau.

Elle désigna une plante gigantesque avec des lianes bleues fluorescentes.

— Cette Amalata sucopolus provient du monde de Nagaka. Il parait qu'il existe des millions de végétaux tous unique dans cet univers. celle-ci ne fleurit que les nuits de pleine lune comme ce soir et elle exhale cette odeur si agréable. Il parait qu'en décoction c'est un philtre érotique très puissant.

Philéas leur tira à chacune une chaise.

— Un philtre érotique. Très intéressant. In-té-re-ssant c'est le mot, dit il un peu gêné tout de même.

A moins que ce ne fut parce que c'était Georgia si peu habillée qui en parla.